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Le frein de secours en nous (la dissociation)

Nous connaissons tous le frein de secours que l’on peut voir dans les véhicules ferroviaires et les systèmes d’ascenseurs. Il s’agit d’un dispositif doté d’une poignée rouge, qui nous met en garde et qui déclenche un freinage immédiat si nous l’utilisons. Il peut sauver des vies en cas de danger, mais son utilisation n’est pas sans conséquence. Un freinage brusque entraîne facilement un danger pour les autres usagers de la route et une perturbation de l’ensemble du système de transport. L’utilisation d’un frein de secours sans raison valable est une infraction au § 145 StGB en Allemagne et peut conduire à une arrestation immédiate en Russie.

Tout arrêt d’urgence trop soudain au niveau psychologique comporte également un risque de déraillement, et c’est à ce danger que je veux parler ici. Shakespeare l’incarne dans Ophélie (Hamlet, Acte IV, Scène 5), qui commence à raconter des détails incohérents de sa vie et chante des fragments de vieilles chansons hors contexte après avoir été abandonnée par Hamlet.

En situation de danger

Voici le témoignage d’une de mes patientes qui a eu un grave accident de voiture sur le chemin du retour de son travail : l’autoroute était dégagée, mais soudain un semi-remorque a fait une embardée devant elle et elle a freiné brusquement. Il lui est immédiatement apparu clairement qu’elle n’avait pas le temps de freiner et qu’une collision était inévitable. Immédiatement, elle a eu l’impression de ne plus être la personne au volant, mais elle a perçu la scène comme étant à l’extérieur de son corps. C’était comme si elle n’avait été qu’une spectatrice et non une participante à l’accident imminent.

C’est un schéma de réaction typique que l’on retrouve régulièrement et qui est également souvent représenté dans les scènes de films décrivant des moments de danger immédiat. Le passage du temps est ralenti et les bruits de fond s’estompent, laissant place à un moment de silence intérieur. Notre perception change et au lieu de tomber dans un sentiment désespéré de panique, qui ne nous aiderait en rien à survivre, nous voyons soudain la situation clairement dans notre esprit, avec de la distance et sans palpitations.

Le frein de secours et l’expérience hors du corps

Cela correspond également à l’expérience « hors du corps » et à la distance de soi-même que nous recherchons dans la méditation et les exercices de pleine conscience. C’est la conséquence directe de ce frein de secours interne qui est activé comme un airbag dans une situation d’urgence soudaine pour optimiser nos chances de survie.

Nous en trouvons également une belle description dans le roman de 1998 « Veronika décide de mourir ». Son auteur, Paulo Coelho (né en 1947), s’inspire de sa propre expérience des années douloureuses où ses parents l’ont fait interner dans un hôpital psychiatrique au Brésil.

L’état actuel de nos connaissances en neurosciences nous permet de fournir une explication des processus cérébraux impliqués. Nous savons que les informations qui arrivent au cerveau par nos cinq sens passent d’abord par l’amygdale (corpus amygdaloideum), qui fonctionne ici comme un centre de traitement des émotions. Il évalue la signification émotionnelle des informations qui arrivent. Ensuite, il transmet le résultat de son évaluation à l’hippocampe, qui est chargé de stocker ces informations en fonction de leur poids émotionnel. Il doit les relier aux souvenirs d’autres informations déjà présentes, et former une nouvelle trace mnésique.

Le frein de secours au niveau du cerveau

Ce cheminement est interrompu dans les situations traumatisantes ou émotionnelles. Elle est interrompue par la fonction de freinage d’urgence et une réaction dite dissociative se produit. L’hippocampe interrompt son fonctionnement normal. Il n’organise plus l’information de manière organise et ne l’intègre plus au reste des souvenirs déjà archives.

Les expériences traumatiques soudaines constituent donc une masse d’impressions sensorielles significatives qui, contrairement aux souvenirs ordinaires, ne peuvent être traitées, classées ou prises en compte consciemment. Ils mènent donc leur vie dans notre cerveau. Ils sont comparables au développement d’un abcès, également séparé et isolé du reste du corps pour ne pas causer de dommages supplémentaires, tout comme si on voulait les mettre en quarantaine.

Le reste des fonctions

En attendant, le corps peut continuer à fonctionner de manière pragmatique et faire tout ce qui est nécessaire sans s’effondrer sous le stress du traumatisme subi. Les traces de mémoire laissées par le traumatisme restent isolées des associations, permettant au corps de continuer à faire ses besoins vitaux sans être dérangé. Cet isolement empêche également la création de connexions avec les zones de traitement du langage dans le cerveau. Les événements traumatisants subis peuvent donc difficilement être décrits par des mots et nous n’aurons aucun traitement linguistique pour donner un sens à ces souvenirs qui restent en nous à un stade sauvage.

Le frein de secours dans notre tête

Cette mesure de freinage d’urgence dans notre cerveau nous permet donc de survivre et de continuer à nous battre même dans les situations les plus difficiles. Mais les impressions sensorielles de ce qui s’est passé ne sont pas effacées et restent là. Cela se produit même si elles n’ont pas été traitées par le cerveau. C’est précisément pour cette raison qu’ils sont probablement particulièrement présents à tout moment, même s’il est souvent difficile pour nous d’en prendre conscience ou d’en parler.

Le frein de secours et les flashbacks

Ces contenus sont alors beaucoup plus souvent mis en évidence que les souvenirs modulés par l’hippocampe. Ils peuvent se manifester en rêve ou apparaître soudainement dans la journée sous la forme de phénomènes spontanés appelés « flashback ». Les personnes à qui cela arrive ne savent souvent pas quoi penser ou quoi faire avec elles.

Comme nous l’avons écrit, cette fonction du frein de secours dans notre tête, vue sous son aspect positif, nous permet de nous séparer émotionnellement (c’est-à-dire de nous dissocier) des événements, même dans les situations les plus difficiles. Nous pourrons alors agir calmement au lieu de paniquer.

Cependant, le hic, c’est que cela entraîne généralement des effets durables qui sont loin d’être utiles et qui persistent même après que les événements aigus soient passés depuis longtemps.

 

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  • Je ne connaissais pas ce comportement du cerveau que je n’ai, pour l’instant, pas expérimenté. Merci pour la découverte !

  • Merci pour cet éclairage bien aidant

  • Très intéressant comme d’habitude, bravo pour tes articles passionnants illustrés par des situations cliniques.

    • Ceci pourrait t’intéresser. Certains thérapeutes ont tenté d’adapter des exercices de yoga pour aider les personnes à mieux se distancier des flashbacks qu’elles éprouvent après un traumatisme.

  • A.Sophie dit :

    Merci pour cette description très détaillée du frein que nous avons en nous pour faire face à un traumatisme !

  • Est-ce que les effets durables du freinde secours s’apparentent à du stress post traumatique? Je ne connaissais pas ce terme.

    • Oui, en effet, ce que j’appelle l’inhibition d’urgence (ou un frein de secours) et le stress post-traumatique font partie du même champ sémantique. Ils sont les conséquences d’un événement traumatique.

      Le stress post-traumatique est une réaction, plus ou moins grave selon les individus, qui survient après le traumatisme sur le plan psychologique. Elle s’estompe généralement avec le temps, mais elle peut laisser des séquelles qui peuvent durer des années.

      Le « frein d’urgence », tel que je le décris ici, est une option de réponse au moment du traumatisme que certaines personnes utilisent. Il permet d’éviter la plupart des symptômes du stress post-traumatique, mais il laisse des cicatrices qui durent encore plus longtemps, et souvent à vie, s’il n’est pas traité par une thérapie.

      Ainsi, en choisissant le « frein d’urgence », on évite les réactions spontanées désagréables du moment (symptômes typiques de stress post-traumatique), mais on risque de rester avec les restes du traumatisme en soi pour le reste de sa vie.

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