Un homme d’exception mystérieux et apparemment sans fatigue
Qui dort peu sait faire beaucoup plus de choses…
Je me rappelle que notre professeur d’histoire à l’école nous parlait avec enthousiasme des extraordinaires qualités et exploits de Napoléon Buonaparte. À peine rentré à la maison, je me suis mis à la recherche d’une biographie du grand homme de petite taille qui en quelques années n’avait pas seulement changé pour toujours le visage de la France, mais fait bouger tout le monde occidental de l’époque. Je m’imprégnais de tous les détails que je trouvais sur sa vie, et ce qui m’impressionnait le plus, c’était sa capacité à se lever à n’importe quelle heure de la nuit pour donner des instructions et introduire des nouveautés dans tous les domaines, allant de la création des départements, de la rédaction du Code civil, à des décrets pour que les cimetières ne soient plus à proximité des habitations afin d’éviter la contamination de l’eau potable, ou pour que des numéros de maison soient attribués dans toutes les rues de France, en commençant par le côté qui donne sur Paris.
Cette admiration ne pouvait que grandir lorsque je lisais plus tard les œuvres de Victor Hugo et de Stendhal.
J’avais repéré son unique capacité d’agir à toute heure de la journée et de la nuit comme le moteur dernier le succès de ses grands exploits. Ne dormant pas plus que quatre heures par nuit, il menait son armée à l’attaque tôt le matin alors que les ennemies dormaient encore.
Un schéma se dessine (ou la fatigue cachée)
Plus tard, j’ai trouvé le même trait caractéristique d’être un « dormeur court » ou un « court dormeur » dans les biographies d’autres personnalités célèbres comme Victor Hugo, Voltaire, Mozart et Edison, mais aussi chez d’autres dirigeants politiques comme Winston Churchill, Margaret Thatcher, Jacques Chirac, Angela Merkel et, plus récemment, Donald Trump et Emmanuel Macron. Ces mêmes personnages sont souvent également connus pour faire de petites siestes avec des bienfaits récupérateurs dans la journée qui peuvent se révéler très productifs. C’est notamment le cas pour Léonard de Vinci qui s’offrait, toutes les quatre heures dans son atelier, quinze minutes de repos et Churchill, mais on pensera également à Archimède qui a trouvé le principe qui porte son nom en s’assoupissant dans sa baignoire ou à Newton qui reposait sous un pommier avant de déceler la loi de la gravitation universelle à partir de la chute d’une pomme.
Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt ?
L’une des phrases que j’ai le plus souvent rencontrées dans les biographies d’hommes célèbres de tous les domaines possibles, de l’économie et de la bourse aux beaux-arts et à la littérature (comme Thomas Mann et Stephan King, pour ne citer que deux extrêmes), est « the early bird catches the worm » ou, en français, « le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt ».
Il est vrai que le fait de se lever tôt n’implique pas de dormir moins, mais des variantes de ces phrases que j’ai également entendues souvent le font : « dormir peu, c’est avoir plus de temps pour vivre » et « je dormirai quand je serai mort ! ».
Le principe « je dormirai quand je serai mort » est souvent appliqué dans notre société.
J’ai vu une étude en Suisse qui montrait que les gens dormaient en moyenne 38 minutes de moins en 2014 qu’ils ne l’avaient encore fait dans les années 1990 et une autre étude a calculé que notre temps de sommeil est actuellement deux heures plus court par rapport à l’époque de l’industrialisation.
Notre besoin physiologique de sommeil (au-delà des apparences de mystère)
Mais si les études sur le sommeil menées ces vingt dernières années m’ont appris quelque chose, c’est que nous avons tous un besoin physiologique de sommeil qui évolue avec l’âge et en dessous duquel nous ne pouvons pas descendre impunément. Il correspond à deux tiers de la journée au moment de la naissance et passe par la suite à un tiers. Les nouveau-nés ont besoin de 16 à 18 heures dont la moitié est occupée par des phases REM (c’est-à-dire avec des mouvements rapides des yeux). La perception des cycles quotidiens de lumière et d’obscurité n’est pas encore correctement perçue, pas plus que l’apparition de la sensation de faim. Ils sont cependant sensibles à tout type de bruits parasites qui ressemblent aux bruits dans le ventre de la mère. À cinq ans, le besoin de sommeil se situe entre 10 et 13 heures par jour et reste encore à 10 heures à six et sept ans. Cette phase est particulièrement sensible à tout manque de sommeil qui se manifestent alors dans des troubles du comportement social et des troubles au niveau des capacités de penser et l’apparition de cauchemars. Ce qui en mon expérience aide le plus dans ces cas-là sont les interventions pour renforcer la confiance en soi et les doudous.
Par la suite, on observe d’habitude à nouveau une augmentation du besoin de sommeil pendant la puberté lorsque les changements hormonaux déclenchent une restructuration au niveau du cerveau. C’est également à ce moment du développement que se manifestent les dispositions « alouette » (plus actif le matin) et « hiboux » (plus actif le soir) pour lesquelles une détermination génétique a été mise en évidence. À l’âge adulte, les phases de sommeil paradoxal ne représentent plus que 15 % du sommeil et les phases de sommeil profond diminuent régulièrement à partir de 50 ans, jusqu’à disparaître chez les hommes à l’âge de 70 ans, alors que l’évolution est souvent différente chez les femmes.
Pécher contre les besoins physiologiques du corps n’est pas sans conséquence…
Le service de Santé publique en France a publié dans son Bulletin épidémiologique en mars 2019 le chiffre moyen du temps que dorment les Français à ce moment-là. Il est de 6 heures et 42 minutes avec 35,9 pour cent de la population qui dort moins de 6 heures et 27,7 pour-cent qui sont manifestement en dette de sommeil.
Or, j’ai dû constater que pécher contre les besoins naturels de notre corps ne reste pas sans conséquence et cela a été confirmé par des études épidémiologiques : les gens qui ne dorment pas assez souffrent davantage de problèmes cardio-vasculaires, métaboliques et psychiatriques. Il est associé avec des risques plus élevés de développer des cancers et d’avoir des accidents. Par contre, un bon sommeil régulier et suffisamment long renforce le système immunitaire, augmente la beauté physique des personnes (ça a également été étudié de façon scientifique !) et améliore la mémoire et les capacités d’apprentissage. Bref, cela rend plus intelligent, plus beau et plus sain. Donc, cela a vraiment tout pour plaire !
Une explication génétique concernant le besoin de sommeil
En 2009, je suis tombé sur une explication fascinante du mystère des petits dormeurs. Ying-Hui Fu et son équipe aux États-Unis avaient découvert une mutation génétique dans le gène DEC2 qui diminuait le besoin de sommeil de plus d’une heure et l’on peut reproduire cet effet expérimentalement chez des rats. Il s’agit d’une mutation rare, mais en 2019 cette même équipe a découvert deux autres mutations qui produisent un effet similaire.
Il s’est avéré que la mutation au niveau du gène DEC2 a pour conséquence une augmentation de la production d’orexine, un neuropeptide cérébral qui tient le cerveau éveillé. Les deux autres mutations rendent une fois un récepteur de la noradrénaline qui provoque l’éveil plus sensible et l’autre fois un récepteur pour un neuropeptide cérébral de l’éveil, le NPS.
Des études sur les quelques familles connues dans lesquelles ces mutations ont été trouvées ne semblent pas poser les problèmes cardio-vasculaires, métaboliques ou psychiatriques qu’on observe chez les sujets en dette de sommeil, mais le nombre de familles connues est encore trop petit pour pouvoir arriver à des conclusions pertinentes.
La différence avec les petits dormeurs exceptionnels
Aussi séduisante que puisse paraître cette explication génétique, je ne pense pas qu’elle puisse résoudre l’énigme des petits dormeurs que j’ai énumérés plus haut.
On estime que les familles de courts dormeurs représentent environ 2,5 % de la population, mais nous n’avons aucune preuve que les personnages historiques que j’ai mentionnés plus haut fassent systématiquement partie d’une telle famille. D’autre part, ces personnages ont généralement fait épreuve d’une grande activité qui dépasse le cadre de ce qu’on voit habituellement et ce n’est pas un trait caractéristique des familles de courts dormeurs pour des raisons génétiques.
Et pour revenir à Napoléon… (ou le mystère se dissipe)
Au cours des années, j’ai lu d’autres livres et documents historiques sur la vie de Napoléon et je me suis rendu compte au fil des années que ce que ses premiers biographes idéalisaient comme la base de la constitution d’un surhomme, sa maîtrise du sommeil, ressemble en réalité plutôt à un problème de santé. Jean Tulard, sans doute un des meilleurs connaisseurs de la vie de Napoléon de notre époque, a écrit à propos de ses nuits : « couché à minuit, il se réveille à trois heures pour réfléchir aux affaires les plus délicates, prend un bain chaud et se recouche à 5 heures » et nous lisons dans L’homme Napoléon de Louis Chardigny (2014 ; première édition en 1986) : « souvent réveillé plusieurs fois par nuit sans que la clarté de ses idées en soit affectée, il appréciait au contraire la présence d’esprit d’après minuit ». Nous avons de maints récits d’assoupissements au cours de la journée (Napoléon lui-même parlait de « méridiennes ») qu’on appellerait de nos jours des endormissements instantanés. Je me rappelle tout particulièrement une esquisse au château de Fontainebleau qui montre en trois temps son assoupissement au théâtre de Saint-Cloud. Il y a des récits d’endormissements au Conseil d’État et une fois même debout sur une chaise lors d’une réunion avec ses généraux en 1805. Au moment de la bataille à Leipzig en 1813, il a été réveillé par le bruit de l’explosion d’un pont.
Ces moments de fatigue impérative au cours des journées ont commencé à inquiéter ses généraux à partir de 1812 qui ont même pensé à des épisodes d’épilepsie. Ils sont devenus de plus en plus fréquents et importants par la suite. On rapporte qu’à cette époque, Napoléon avait dit un jour : « au lieu d’un verre de limonade, c’est maintenant un verre de café… dont je sens le besoin ».
Cette symptomatologie est très typique d’une apnée du sommeil, un diagnostic qui était encore inconnu à cette époque. Beaucoup d’autres détails vont également dans ce sens comme un certain rétrognathisme (du latin retro, en arrière et du grec ancien γνάθος mâchoire), un début d’obésité, une cloison nasale asymétrique en faveur d’une obstruction nasale et un gros col court et raide.
Comme pour d’autres grands personnages de l’histoire, toute une série de possibles pathologies médicales a été évoquée pour Napoléon, allant de l’épilepsie (peu probable), aux troubles maniaco-dépressifs et au « complexe de Napoléon » en relation avec sa petite taille physique. À ce propos, on cite généralement cette phrase de lui : « Ce que je cherche avant tout, c’est la grandeur : ce qui est grand est toujours beau. »
Quoi qu’il en soit, le seul raisonnement qui m’a convaincu personnellement, c’est la présence d’un syndrome d’apnée du sommeil qui pourrait bien expliquer sa capacité à prendre immédiatement de grandes décisions en se réveillant à tout moment de la nuit tant qu’il était encore jeune et arrivait à bien lutter contre cette pathologie. En effet, nous savons que les réveils nocturnes dans les cas d’apnée du sommeil correspondent à des réactions d’un stress physiologique extrême que l’organisme fait pour se sauver d’une asphyxie avec une poussée d’adrénaline qui peut mettre la personne immédiatement dans un état de grand éveil et d’alerte, capable d’affronter de grands problèmes.
Conclusion
Comme pour les autres grands personnages de l’histoire, nous n’aurons sans doute jamais de certitude quant aux possibles pathologies médicales qui ont été évoquées a posteriori, mais au cours des années, tout ce que je savais et que j’ai continué à apprendre sur la vie de Napoléon s’est mis en place comme les pièces d’un puzzle pour former l’image typique d’une pathologie fréquente et bien connue de nos jours : l’apnée du sommeil.
Lorsque l’on parle de « fatigue » dans le langage courant, on ne fait pas la différence entre la fatigue et la somnolence. Or ce n’était pas de fatigue que souffrait Napoléon qui reprenait ses sens en pleine énergie après ses « méridiennes » ou mini-siestes légendaires, mais de moments de somnolence. Ceux-ci avaient une cause physiologique, comme un manque de sommeil profond dû à une apnée du sommeil, plutôt qu’une fatigue due à une quelconque forme de stress persistant, de maladie chronique ou de dépression.
Le mythe des courts dormeurs continue de me fasciner et je suis loin d’être le seul à me poser la question, mais au fil des années, je me suis fait une idée un peu plus claire et j’ai trouvé une explication qui, du moins pour moi, est cohérente et m’offre une explication logique et cohérente du phénomène en lien avec ce que j’ai appris sur la pathologie de l’apnée du sommeil, qui m’était inconnue auparavant.
une explication intéressante au fait de peu dormir, mais pas une raison de se désespérer d’être un gros dormeur
C’est vrai.
Je traiterai des gros dormeurs dans un autre article, car il y a beaucoup à dire sur ce sujet également.
Je suis contente de lire cela. Je pense être une grande dormeuse et je sais que grâce au sommeil que je me « retappe » quand je suis malade. En tout cas, ça me fait moins culpabiliser de dormir plus de 8h 😁
Quand on se rattrape (quand on est malade), comme tu l’écris, c’est le signe qu’on est par ailleurs privé de sommeil. Mais tu n’es certainement pas la seule, car c’est un état qui est actuellement très répandu dans notre société et qui l’est probablement de plus en plus depuis l’invention de la lumière électrique.
Cet état n’est pas bon pour la santé, mais peu de gens en sont conscients.